Un dimanche à glaner

Scandale planétaire, les aliments destinés à notre consommation sont pour un tiers perdus ou gaspillés, soit en coût 1 000 milliards de dollars. Partout, on essaie de corriger ce formidable gâchis. Parfois par des actions toutes simples, mais symboliques. Ainsi, des glaneurs sur les marchés de Paris et d’ailleurs.

Grande et belle femme, Anna jouit rarement du déjeuner dominical. À 13 heures, elle se retrouve sur 2 des marchés alimentaires parisiens, Joinville dans le 19 ème arrondissement  et Bastille.

La voici avec ses bénévoles en gilet jaune pour récupérer les fruits et légumes du jour, qui n’ont plus de chance d’être vendus, de plein accord avec les commerçants. Ils serviront à la collecte de son association « Moissons solidaires ».

Une vieille pratique

Réunies autour d’un tréteau, quelques dizaines de personnes attendent la distribution de cette récupération, qu’« on essaie de servir de façon aussi équitable que possible, par des portions qui peuvent parfois atteindre 10kg, voire plus », souligne Anna, mais pas avant que les commerçants aient plié boutique.

Droit coutumier, le glanage est aussi vieux que l’activité humaine, illustré par le célèbre tableau de Jean-François Millet (1857) de ces paysannes en fichu, dos cassé, ramassant les épis de blé restés au sol.

Et sur les marchés alimentaires des villes, qui ne s’est jamais étonné encore aujourd’hui de voir des Sdf, mais aussi des personnes retraitées, voire des étudiants ramasser sur le trottoir ou dans les poubelles les denrées récupérables, avant l’arrivée des éboueurs.

Sous la tente

Entre temps, le glanage s’organise. À Lille, voici 5 ans, une première action de glanage organisé voit le jour, sous la bannière de la « Tente des glaneurs » , à l’instigation d’un ancien chef cuisinier gastronomique, Jean-Loup Lemaire.

Avant, rappelle-t-il volontiers, « il donnait à manger aux riches, maintenant il donne richement à manger ». Une manière primordiale, à ses yeux, de répondre à la précarité de beaucoup tout en luttant contre le gaspillage de tous.

C’est à Lille donc, qu’Anna a vécu une sorte de révélation. Directrice de clientèle, elle se sentait en état, famille grandie, de donner de son temps à une « conviction forte », et c’est là qu’elle va trouver, par hasard, ce qu’elle cherchait inconsciemment : une idée simple, juste, lumineuse.

70 tonnes

Avec elle et le fort soutien de la mairie, ces glanages n’ont pas tardé à prendre de l’ampleur, notamment dans le 19ème, qui compte un quart de sa population sous le seuil de pauvreté, désormais aussi sur celui de la Bastille.

Aidée par près de 1 300 bénévoles, l’association a accueilli 6 100 personnes et, en l’espace de 2 années, distribué 70,5 tonnes de fruits et légumes, selon les saisons (hors viande, poisson, œufs, lait trop soumis à règlement).

Engagement sans contrainte

Vient qui veut, quand il veut, le temps qu’il peut, il suffit de se présenter au tréteau des »Moissons ». Avantage, même lorsqu’on a fait la fête la veille, le rendez-vous de 13 heures n’est pas hors de portée.

Notre ami du crapaud, Jérôme, est allé lui-même donner un coup de main un dimanche au marché de la Bastille. Il en est revenu enthousiasmé.

Un peu de bonheur

«  C’est une joie communicative entre tous, ceux qui collectent, ceux qui reçoivent, les commerçants eux-mêmes, dont certains offrent des produits qu’ils auraient pu vendre encore le lendemain. Tous ont le sourire qui éclaire leur visage », constate-t-il.

« Nous voyons plein de jeunes qui veulent s’investir, des actifs aussi. Dans un monde totalement déboussolé, aider les autres, c’est aussi se donner un peu de bonheur à soi-même», ajoute Anna.

Tarte aux poireaux

Bonne humeur, ouverture aux autres, partage, ces initiatives créent également du lien social. Mais l’objectif, pour Anna, sera de boucler la boucle.

Récemment, à l’occasion de l’anniversaire de Moissons, des personnes ont fait la surprise d’arriver avec des tartes aux poireaux, cuisinées chez elles, ces poireaux reçus de la collecte précédemment, tartes qui seront partagées entre tous les participants, y compris les commerçants.

Soupe populaire

Dans le même esprit s’organisent des « disco soup ». Un rendez-vous est donné sur un marché, y vient qui veut, avec ses propres ustensiles de cuisine, pour éplucher et cuisiner ensemble la soupe de légumes récupérés qu’on dégustera après. Le tout en musique, disco bien sûr.

C’est à Berlin que des militants de la cause « slow food » découvrent cette autre forme de soupes populaires et s’en inspirent. Le concept gagne rapidement Paris et la province.

On légifère enfin

Après Lille, la Tente des glaneurs a déjà essaimé à Grenoble, Caen, Armentières. « Moissons solidaires » a reçu l’aval pour se développer sur 2 autres marchés parisiens, elle espère aussi collecter, avec l’aide de moyens de transport mis à disposition par le Recueil social de la Ratp, le ramassage dans les grandes surfaces.

Car on sait que la lutte contre le gaspillage est entrée dans notre législation. Adoptée à l’unanimité en décembre par l’Assemblée nationale, la loi interdit désormais aux grandes et moyennes surfaces de 400 m2 de jeter de la nourriture invendue encore consommable.

Sacrée poubelle

Quant aux industriels de l’agroalimentaire, ils peuvent faire don de produits refusés par le commerce, arrivés trop tard ou mal étiquetés. Tant que la qualité sanitaire n’est pas en cause.

En France, entre 90 et 140 kg de nourriture se perdent par habitant, de la production à la consommation. Et sur les 20 à 30 kg/an, que chaque Français jette à la poubelle, 7 ont encore leur emballage d’origine.