L’homme communicant

Enfermez un homme, doué de toutes ses capacités, dans une cage en verre fermée, offrez sa vie à tous les curieux 24 heures durant et vous êtes certain de le précipiter, une fois sorti, dans un désarroi absolu. Une expérience autant qu’un défi menés à Essen en Allemagne.

L’homme, un journaliste du magazine Stern. La cage, suffisamment spacieuse et organisée pour y vivre une semaine sans en sortir. L’équipement, 5 caméras intérieures pour transmettre ses gestes, 4 hauts parleurs sur le toit.

Car l’ensemble de ses interactions, voix et écrits par téléphone, courriels, facebook, twitter, blog et ordinateur, apparaîtront sur des moniteurs à l’extérieur et sur internet par livestream.

 

Public et TV

La cage est installée sur une grand-place de la ville d’Essen, tout le monde peut s’en approcher. Une émission scientifique sur la chaîne TV Galileo retransmettra l’initiative soir après soir.

Un bon matin, Thilo M. y prend ses quartiers pour 6 jours et 5 nuits. Il y poursuivra son activité quotidienne habituelle comme s’il était chez lui ou au travail.

L’objectif : que peut-il se passer, quand tout ce que vous faites, dites, communiquez est soumis, voire jeté en pâture au monde extérieur ?

1984 en mémoire

Le journaliste a en mémoire sans doute le héros de George Orwell, dans son « 1984 », Winston Smith forcé à une épreuve analogue sous l’observation permanente du parti du Grand Frère. Mais ce Smith dispose d’un petit angle, dans le réduit, où l’œil des caméras n’a pas accès et peut ainsi écrire son journal.

Thilo M. lui est privé de cette seule « cachette » ( toilettes et douche cependant ne sont pas dans le circuit visuel). Dès le premier jour de réclusion, il note que, rapidement, les « curieux débarquent. 5 personnes dès l’aube, bientôt 50, des centaines durant la journée, 500 le soir après la sortie du bureau. Certains restent jusque tard dans la nuit…

…Étonnant de voir combien restent d’abord à une distance presque respectueuse de la cage, mais petit à petit je les vois venir de plus en plus près jusqu’à coller leur visage sur la paroi, et me haranguer par des interpellations gestuelles diverses, genre visiteurs d’un zoo s’arrêtant devant un enclos de macaques…

… Je comprends vite qu’ils cherchent à me distraire, voire à me provoquer, mais d’autres personnes s’entremettent pour faire écran avec eux et me protéger d’une certaine manière ».

Jour et nuit

L’immersion, à laquelle Thilo M. se soumet, n’a rien des règles d’une stricte expérience scientifique. Il s’agit pour lui et pour le psychologue en sciences sociales qui la supervise de constater ce qu’il advient d’un être humain confronté à une surveillance jour et nuit dans la totalité de ses faits et gestes.« Je suis né et ai vécu un temps en Allemagne de l’est. Même si la Stasi (ancienne police politique de la Rda) n’intervenait pas autant dans la vie des gens que l’imaginaire Big Brother, je voulais expérimenter cette « exposition » totale ».

Perte de contrôle

Des chercheurs ont mis en valeur, que des insectes eux-mêmes peuvent en souffrir. Placés dans un labyrinthe, des cancrelats s’en sortent bien pour trouver la sortie. Sitôt qu’on les observe, ils commencent à se perdre, devant veiller désormais à la fois à s’orienter et à craindre un possible agresseur.

Au 5ème jour de l’enfermement, l‘état de Thilo M. s’est sérieusement dégradé. « Je ne me souviens plus de rien. Je n’arrive plus à converser par téléphone avec les bonnes personnes. Je répète mes phrases. J’ai perdu le contrôle sur moi-même…

… Qui suis-je ? Je suis sens dessus dessous, cerné, je n’arrive plus à lire, je ne range plus rien ».

Sérieuse dégradation

Et les curieux continuent à affluer, 1000 par jour, dès le petit matin, actionnant les caméras de l’extérieur pour le surprendre jusque dans son sommeil. Désormais, il repousse d’un geste même les visages de personnes amies.

De plus en plus inquiet devant cette dégradation accélérée, son mentor psychologue décide la fin de partie, avant l’échéance. Aux reporters de Galileo, Thilo M. annonce, sorti de la cage, qu’il va se retirer de certains réseaux sociaux. Et désormais mieux protéger sa vie privée.

Question

«Est-on si loin de l’État policier « orweillien » et de la perte totale des droits individuels ? L’histoire d’Essen souligne une question essentielle, qui peut s’y rattacher.

À l’heure où se multiplient les communications sociales interactives et permettent à chacun d’afficher sa vie privée ou professionnelle et à d’autres d’y pénétrer sans vergogne pour éventuellement la disperser aux 4 vents, cette civilisation de la transparence absolue, selon le mot du philosophe Michel Onfray, est-elle vraiment souhaitable ?

On en constate aujourd’hui déjà les multiples et graves dégâts.

loeilducrapaud

Notre dernier billet, « l’homme communicant » (21/09/14) trouve une résonance particulière dans une enquête d’Unicef France sur la situation psychologique des adolescents, de 6 à 18 ans, selon laquelle, le « harcèlement sur les réseaux sociaux multiplierait par 3 chez eux le risque d’un passage à l’acte vers le suicide ».