Le crapaud, ce messager du printemps

Au sortir de la guerre, George Orwell, le grand visionnaire, n’a plus que 4 ans à vivre. Le voilà qui rédige de magnifiques « Réflexions sur le crapaud ordinaire », sa manière de saluer le retour du printemps, invincible résistance de la nature et des hommes à la société nucléaire et industrielle. Quelques extraits de son article.

Précédant l’hirondelle, précédant la jonquille et peu après le perce-neige, le crapaud ordinaire salue l’arrivée du printemps à sa manière : il s’extrait d’un trou dans le sol, où il est resté enterré depuis l’automne précédent, puis rampe aussi vite que possible vers le point d’eau le plus proche…

Quelque chose – comme un frémissement dans la terre ou peut-être simplement une hausse de température de quelques degrés – lui a signalé qu’il était temps de se réveiller…

Les plus beaux yeux

À ce moment-là, après son long jeûne, le crapaud prend une allure fort spirituelle, tout comme l’un de ces sobres anglo-catholiques vers la fin du carême. Ses mouvements sont lents mais résolus, son corps est amaigri et, par comparaison, ses yeux semblent anormalement grands…

Cela permet de distinguer ce que l’on ne pourrait remarquer à aucun autre moment : qu’un crapaud a parmi les plus beaux yeux de tout le règne animal…

Ils sont comme de l’or, ou plus précisément comme ces pierres dorées semi-précieuses que l’on voit parfois orner les chevalières et que l’on nomme, me semble-t-il, le chrysobéryl

Rarement la faveur des poètes

Durant les quelques jours qui suivent son retour à l’eau, le crapaud s’attelle à reprendre des forces en mangeant de petits insectes. À présent, le voilà regonflé à sa taille normale et il entre dans une phase d’intense sensualité…

Tout ce qu’il sait, du moins s’il s’agit d’un crapaud mâle, c’est qu’il veut serrer quelque chose entre ses bras. Tendez-lui un bâton, ou même votre doigt : il s’y accrochera avec une force surprenante et mettra un long moment à découvrir qu’il ne s’agit pas d’une femelle crapaud…

Si j’évoque ici le frai des crapauds, c’est parce qu’il s’agit d’un des phénomènes printaniers auxquels je suis le plus profondément sensible. Et parce que le crapaud, contrairement à l’alouette et à la primevère, a rarement reçu la faveur des poètes…

Un gaz qui s’infiltre partout

Mais je sais bien que beaucoup n’apprécient pas les reptiles ou les amphibiens, et je ne soutiens pas que pour savourer le printemps, vous devriez avoir un quelconque intérêt pour les crapauds…

Il y a aussi le crocus, la grive, le coucou, le prunellier, etc. L’essentiel étant que les plaisirs du printemps s’offrent à tous et ne coûtent rien…

Même les rues étroites et lugubres autour de la banque d’Angleterre ne semblent tout à fait en mesure de le chasser. Il s’infiltre partout, comme l’un de ces nouveaux gaz toxiques qui traversent tous les filtres…

Le joug du capitalisme

Le printemps est communément appelé un « miracle » et, pendant les cinq ou six dernières années, cette dénomination éculée a repris tout son sens…. Soudain, vers la fin mars, le miracle se produit et le taudis en décomposition où je vis se trouve transfiguré…

Est-il indécent d’apprécier le printemps et autres changements de saison?

Plus précisément, alors que nous gémissons tous, ou du moins devrions-nous gémir, sous le joug du système capitaliste, est-il politiquement condamnable de rappeler que ce qui rend le plus souvent la vie digne d’être vécue, c’est le chant d’un merle, un orme jaunissant en octobre, ou tout autre phénomène naturel qui ne coûte rien…

Quiétisme politique

Je sais d’expérience qu’une référence positive à la « Nature » dans un de mes articles m’attirera des lettres injurieuses, et bien que le mot clé de ces lettres soit « sentimental » … deux idées semblent s’y mêler…

La première est que tout le plaisir pris dans le processus même de la vie encourage une sorte de quiétisme politique. Les gens, a-t-on coutume de croire, devraient être mécontents, et il est de notre devoir de multiplier nos besoins et non de simplement accroître le plaisir que nous tirons de ce dont nous disposons déjà…

L’autre idée est que nous nous trouvons à l’âge des machines et que ne pas aimer la machine, ou même vouloir limiter sa domination est une attitude rétrograde, réactionnaire et légèrement ridicule…

Une Utopie circonscrite au travail

Et pourtant, si nous étouffons tout le plaisir que nous procure le processus même de la vie, quel type d’avenir nous préparons-nous ? Si un homme ne peut prendre plaisir au retour du printemps, pourquoi devrait-il être heureux dans une Utopie qui circonscrit le travail ?..

Que fera-t-il du temps de loisir que lui accordera la machine ? J’ai toujours soupçonné que si nos problèmes économiques et politiques se trouvent un jour résolus pour de bon, la vie sera alors devenue plus simple et non plus complexe…

Et que le genre de plaisir que l’on prend à trouver la première primevère dépasserait de loin celui de manger une glace au son d’un juke-box…

Un amour d’enfance

Je pense qu’en préservant son amour d’enfance pour des choses telles que les arbres, les poissons, les papillons et – pour revenir à mon premier exemple – les crapauds, un individu rend un peu plus probable un avenir pacifique et décent,

Quoi qu’il en soit, le printemps est là, même au centre de Londres, et ils ne peuvent vous empêcher d’en jouir. Voilà bien une réflexion satisfaisante.

Combien de fois suis-je resté à regarder l’accouplement des crapauds, ou deux lièvres se livrant à un combat de boxe dans les pousses de maïs…

Tant que vous n’êtes pas vraiment malades, affamés, terrorisés, emmurés dans une prison ou dans un camp de vacances, le printemps demeure le printemps. Les bombes atomiques s’amassent dans les usines, les policiers rôdent à travers les villes, les haut-parleurs déversent des flots de mensonges, mais la Terre tourne encore autour du Soleil…

Et ni les dictateurs ni les bureaucrates, bien qu’ils désapprouvent profondément cela, n’ont aucun pouvoir d’y mettre un terme.

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Article paru le 12 avril 1946 dans « Tribune », Londres et re-publié par Les Amis de Bartleby. Nous remercions « pmo » (Pièces et main d’œuvre) de l’avoir exhumé, Yann Arthus-Bertrand de nous l’avoir signalé.

 Les extraits et titres sont de la rédaction. Vous trouverez le texte complet sur ce lien : https://lesamisdebartleby.wordpress.com.