Agriculture, le chemin de croix

Le récent Salon de l’agriculture a connu l’habituel succès populaire avec plus de 600 000 visiteurs. Certains pourtant, comme le géographe Gilles Fumey, y voit une manifestation révélant beaucoup de mensonges et de tricheries. Voici son « coup de gueule ».

« Quel chemin de croix que ces animaux apeurés, exposés comme des objets. De plus, à regarder les politiques, qui méprisent tant les paysans, se prêter au grand cirque du défilé, bal des cyniques, note-t-il dans l’article de Libération ? …

Dans le hall 1, voici la Joconde à photographier. Appelée Fine, cette pie bretonne, sauvée du désastre génétique de la holsteinisation du troupeau français, est censée faire oublier ce que les animaux endurent dans les fermes françaises.

Calvaire

Couchée sur un lit de paille, auquel n’a plus droit une grande majorité de ses congénères, condamnés au caillebotis en béton, Fine a de superbes cornes en lyre, qui ne masquent pas ses consoeurs écornées, tellement trafiquées par la science et notamment par l’atrophie de leurs pis, que certaines ont de la peine à se coucher.

Une Prim Holstein est désignée « championne », parce qu’elle produit jusqu’à plus de 40 kg de lait par jour de lactation. Championnat du sadisme ? Dans le périmètre du « ring », les industriels du lait plantent leur communication cynique sur le « lait plaisir »: « N’oublions les femmes et les hommes qui font le lait ».

Suicide

 Savent-ils qu’une paysanne, mère de famille de 43 ans, s’est pendue dans une salle de traite, pourtant robotisée, de sa ferme normande, quelques jours avant le Salon ? Irons-nous nous en consoler au « bar à lait » et « consommer le lait sans modération » ?

Et les porcins ? Le Salon triche en montrant des truies sur la paille. Les visiteurs croisent des animaux équeutés, auxquels on a arraché certaines dents et castrés à vif, lorsqu’ils étaient des porcelets.

Mensonge

Cherchez aussi les béliers dans les boxes des ovins : tous ou quasiment sont écornés. Seuls trois ou quatre moutons « de race » déroulent fièrement leurs trophées.

Le mensonge continue chez les bovins mâles. Voici des monstres de viande pesant plus d’une tonne, non loin de l’enseigne McDonald’s, un MacDo qui parle d’agriculture locale…

Et les quelques poules qui caquettent sur la paille sont là pour rappeler que des « œufs pondus en France », c’est top. Sans dire qu’il a fallu l’opiniâtreté des mangeurs d’œufs pour libérer (bientôt) tous les volatiles des cages.

Éthologie

Dans 113 stations du métro parisien, Welfarm alertait les consommateurs qu’ils peuvent agir pour le bien-être animal. Il y a encore du chemin.

On se demande naïvement, pourquoi personne n’informe les éleveurs des travaux sur l’éthologie, ce qu’on sait désormais sur la sensibilité des animaux, leurs facultés cognitives, leur aptitude à communiquer, l’intelligence (dauphins), le génome (porcs), la mémoire, le stress, la dépression ?

Végétal au robot

Parlons du végétal, comme chacun sait, l’avenir de l’agriculture. Mais aussi sa puissance… Voici les robots. Tiens, les agriculteurs croulent sous les dettes, la France ploie sous le chômage et la solution, c’est encore la robotique accroissant la dette et la dépendance technique des paysans.

On est content d’apprendre que l’agriculture est le deuxième marché mondial de la robotique de service (on nous sert même le chiffre de 16 milliards de dollars en 2020, quel beau trophée en effet !). Des robots pour désherber, des robots suiveurs, des robots capteurs pour l’environnement…

Pesticides toujours plus

Entre temps, le recours aux pesticides a augmenté de 25%, alors qu’il devait baisser de 50 entre 2008 et 2018, merci le modèle industriel.

Dans les dernières années, 2000 personnes sont mortes pour avoir tenté de nous nourrir. Ce qui me remet en mémoire mon article de l’an dernier, largement commenté :« Faut-il poursuivre la FNSEA en justice ? »

La FNSEA veut nourrir le monde… Les 9 milliards d’humains servant d’alibis aux productivistes qui doivent penser que gaspiller 30% des récoltes – comme on le fait actuellement – ce n’est pas suffisant ?

Priorités

 Quelles sont les priorités pour l’agriculture, a demandé un sondeur. Réponses : 1) Produire en respectant l’environnement ; 2) Garantir la qualité ; 3) Produire des aliments qui ont du goût. Il faut aller loin pour trouver les agrocarburants en dernière place « …

Ne désespérons pas. Il y a tant de bonnes fées qui tiennent à ne pas nous déprimer. Ainsi de Terrena, une coopérative angevine qui fête ses cent trente ans. Deux cents producteurs y vantent Le Bœuf, La nouvelle Agriculture.

Cœur paysan

L’association Terre de liens se préoccupe d’acheter des terres pour les nouveaux maraîchers. D’autres agro-écologistes nous apprennent à semer sans travailler le sol…

Jamais on a autant parlé des initiatives locales, tels ces trente-cinq agriculteurs du Grand-Est réunis à Sélestat pour racheter un ancien magasin Lidl, rebaptisé « Cœur Paysan », de vente directe de dizaines de variétés de tomates (alors que les supermarchés n’en prennent que deux).

Anonymat alimentaire

Les produits y sont moins chers, ce qui ne manquera pas d’accentuer la pression sur ceux qui n’ont pas franchi le pas. Le responsable, Denis Digel, y voit la « fin de l’anonymat alimentaire ».

Tous les stands sur l’alimentation régionale étaient loin d’être irréprochables, mais la diversité, l’artisanat garantissent une certaine qualité, vérifiable sur place

Heureusement, jamais le bio n’a été aussi présent. Un petit stand de 10 m2 l’an dernier, cette année on ne pouvait échapper à la présence de très nombreux producteurs.

Sortez-moi !

Au moment de quitter le Salon, Fine, la mascotte aux jolies cornes semble délivrer un message : Sortez-moi de là ! Effectivement, le philosophe, Michel Serres, appelait il y a quelques jours à« sortir l’agriculture du Salon ».

Il est temps d’éliminer tous les mensonges de cette farce nationale. D’œuvrer encore plus pour une «exception agricole», qui encourage les pratiques vertueuses et organise au plus vite la réforme du modèle libéral.

Sinon d’autres fermières se pendront dans leur salle de traite robotisée, laissant leurs enfants et leur famille dans le drame. Et nous comme des lâches devant un système pouvant tuer ceux qui nous nourrissent « .

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Gilles Fumey est enseignant-chercheur en géographie culturelle. Au Cnrs, il dirige notamment le pole « Alimentation, risques et santé , il a initié également les Cafés Géo

« lecrapaud » le remercie pour la mise à disposition de son article , paru dans le journal Libération, le 7 mars 2017