Amphibiens, la fureur de vivre malgré l’adversité

Lampes frontales, torches électriques en batterie, nous marchons en file indienne. Sous la conduite de Françoise Serre-Collet, naturaliste, les stagiaires du Muséum observent en forêt de Fontainebleau les réflexes archaïques du crapaud commun Bufo bufo… Un ami contributeur du crapaud fait partie de l’équipée. Voici son récit.

« Attention où vous mettez les pieds ! Il y a des crapauds parmi les feuilles mortes… ». Exact ! Face au danger, ils se figent et se gonflent. Depuis des millions d’années, disent certains biologistes, cette attitude de prudence le protégerait contre la couleuvre à collier, son principal prédateur. Manœuvre dérisoire aujourd’hui, hélas, face aux autos qui l’écrasent en foule sur les routes à la migration des amours, fin mars. Depuis deux semaines, les mâles immergés dans la mare natale attendent le retour des femelles. Certains ont fait plus de cinq kilomètres en zigzag pour s’y trouver. Les belles se font toujours désirer. Deux à trois fois plus grosses, celles-là se laissent chevaucher. Les premières sont prises d’assaut par des mâles en fureur qui s’empilent sur elles jusqu’à les noyer. Ils leur pressent l’abdomen pour les faire pondre. Les plus forts se débarrassent brutalement des plus faibles, puis arrosent les œufs de leur sperme. L’un d’eux serre comme un fou les doigts de Françoise, l’aspergeant de sa semence. Elle rit : « C’est l’amplexus, l’embrassade des amphibiens. » Au XVIIIème siècle, pour tester la fureur sexuelle des mâles, l’abbé Spallanzani, grand savant italien, est allé jusqu’à leur couper, puis leur brûler les jambes pendant le coït, sans parvenir à les arrêter ! Dans la Mare aux Evées, de futures mères dérivent déjà, ventre vide et flasque, chairs blêmes putréfiées couvertes encore de mâles palpitants, tandis que gonflent des cordons gélatineux truffés de petits grains noirs : les futurs têtards. Ça et là, on aperçoit aussi les amas en boule des grenouilles agiles (Rana dalmatina), qui pondent dès la fin février. Il y a quelque 400 millions d’années, les poissons ancêtres des amphibiens se dotaient de quatre pattes et de poumons pour se nourrir hors de l’eau. Mais leurs œufs et leurs amours sont restés aquatiques. Leur peau humide, sans poil ni écaille, demeure perméable aux radiations et aux poisons. Et leurs têtards, tels des embryons dans un placenta, baignent dans la pollution. D’où leur extrême fragilité : selon l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) , 1/3 des 6260 espèces connues seraient menacées d’extinction d’ici à 2030. Surtout, il est vrai, dans la zone intertropicale où le déboisement fait rage. Mais la France n’est pas épargnée avec 7 espèces en péril sur 34. Première de la liste, la grenouille des champs. Seconde, la salamandre de Lanza. Suivent de près le Pélobate brun, la grenouille des Pyrénées, le sonneur à ventre jaune, le pélobate cultripède, (appelé ainsi parce qu’il porte un couteau à la jambe, qui lui sert à s’enterrer en cas de danger) et la salamandre noire. En fait, si l’on ajoute 6 autres espèces qui sont, selon les experts, « quasi-menacées », « c’est plus d’un tiers des amphibiens de France qui pourraient s’éteindre sous nos yeux ! » Chez nous, ils souffrent aussi de la régression des zones humides, que fragmente sans répit le réseau routier. Nous entourons le naturaliste Claude Lagarde, ancien de l’Office National des Forêts, dans la main duquel frétille une infime créature brunâtre à quatre pattes, la queue en fouet. « Un triton, bien sûr, mais laquelle de nos cinq espèces ? » Pas un alpestre. Ni un crêté. Ni un ponctué. Ni un marbré… « Alors, un palmé ? » Mais il n’a pas de palmes ! « Il n’en porte, réplique l’expert, qu’au temps des amours. Et voyez son mucron, critère déterminant ! » Le mucron, terme botanique, c’est ce filament pointu qui prolonge l’animal, à l’instar de certaines feuilles ! Claude nous parle de la classification des amphibiens, de plus en plus complexe, à cause de leur hybridation avec des espèces venues d’ailleurs. La grenouille de Lessona, par exemple, disparaît par endroit sous la pression des vigoureux « kleptons » (hybrides cachés) qu’elle engendre avec ses cousines « rieuses » venues d’Europe de l’Est. Et les formes et couleurs des nouvelles populations varient tant que les spécialistes ne les distinguent plus qu’à leur chant ou à leur ADN ! La Fontaine n’avait pas tort : il manque un roi pour faire la loi chez les grenouilles. A fleur d’eau halète une grenouille agile, Rana dalmatina. Dans le faisceau de la torche, on voit ses tympans palpiter. Souvenir de mon enfance : je reconnais le fameux « gresset » qu’on attrapait dans l’herbe pour le glisser dans la chemise des filles, qui poussaient des cris aigus… Dans certaines maisons, on mettait un gresset avec une petite échelle dans un bocal. S’il montait, c’était qu’il allait faire beau… Étions nous bêtes ou méchants ? « Pas bien fins », c’est sûr. Délicatement, Claude allonge la patte arrière de la grenouille vers le museau, et lui plie le talon comme un maître à danser. Quelle grâce ! « Plus longue que le corps, typique de l’espèce », remarque-t-il, cette jambe interminable est digne de Zizi Jeanmaire… Tout autour de la mare, nous nous déchaînons, retournant les souches, les bûches vermoulues et moites où les tritons traquent les insectes. Dans les ténèbres de la forêt, des bouffées de souvenirs me reviennent : la mare vaseuse où nous pêchions les grenouilles vertes à la main, avec de l’eau à mi-cuisses. Je me souviens des nuits d’été à la ferme, où l’on écoutait la note flûtée, « poup ! », si poétique du sonneur. Il évoquait un peu la plainte du petit duc. Caché dans un mur de l’étable, à qui s’adressait-il ? Dans le jardin, parmi les salades, j’ai un jour surpris un alyte accoucheur, géniteur admirable qui porte sur son derrière la grappe d’œufs qu’il a arrachée à sa femelle, après les avoir fécondés. Je revois aussi le gros crapaud pustuleux que j’apportai un jour, tout fier, à ma maîtresse. Ne nous avait-elle pas vanté l’innocence de l’animal, ses jolis yeux et son utilité au jardin ? A la fontaine du village, près de l’église, je m’approchai d’elle en souriant. Voyant ce que je tenais dans ma main, elle avait bondi en arrière et poussé un cri : « Veux-tu me jeter cette sale bête !» J’avais cru lui offrir le prince charmant… « La bête », je l’avais trouvée sur le talus du chemin creux qui menait à l’école. Je l’ai remise à l’entrée du trou où elle s’abritait du soleil. Je lui dois sans doute ma première leçon de philosophie : « Distinguer la théorie de la pratique. »

__Maurice Soutif pour le « crapaud.fr »__