On se souvient l’été dernier de l’escapade médiatisée mondialement de la vache Yvonne. Laquelle nous amenait à nous interroger à nouveau sur l’intelligence des animaux, leurs émotions ou leurs souffrances. Ce domaine inspire de plus en plus l’étude et la recherche dans les universités américaines.
L’animal parent pauvre de la science ? En psycho, on voyait juste des rats de labo trotter dans les labyrinthes. A l’étable vétérinaire, les vaches meuglaient en vain. Et dans les cages des neurosciences, les singes au crâne couronné d’électrodes ne jacassaient guère qu’entre eux, tandis que les grenouilles congelées restaient muettes sous le scalpel des étudiants dissecteurs. Toute l’attention des sciences sociales portait sur l’espèce humaine. « Ce n’est plus vrai», assure James Gorman dans le New York Times . Il en veut pour preuve de nombreuses initiatives. Ainsi, ce printemps, à Harvard, les étudiants peuvent plancher sur le sujet « Humains, animaux et cyborgs, ces hybrides hommes-machines ».
A Dartmouth, « Bêtes et femmes dans la littérature occidentale : cavales, chiennes et musaraignes…» Et à New York, on propose même : « Bêtes, gens et entre-deux ! ». Ces nouveaux programmes, observe-t-il, s’intègrent dans un domaine en forte croissance, mais encore mal défini : les « Etudes Animales ».
Ce n’est ni de la zoologie dure, ni de l’éthologie pure. Car, précise le Pr Marc Bekoff, expert en écologie et biologie de l’Evolution, « cela concerne tous les champs d’interactions entre hommes et bêtes: beaux arts, sociologie, anthropologie (sociale), cinéma, théâtre, philosophie, religion… ».
D’autres espèces que la nôtre ont en effet montré des aptitudes au langage, à l’outillage, voire au sens moral, des qualités qu’on croyait hier réservées à l’Homme. «Pourquoi s’arrêter là ? » interrogent certains savants. Pourquoi la science se bornerait elle à la limite incertaine entre notre espèce et toutes les autres ? Le temps est venu de nouvelles « sciences humaines» .
Jane Goodall, par exemple, n’a-t-elle pas montré que la vie sociale et émotionnelle des chimpanzés nous interdit de les exclure de notre parenté ? Puis, sur Internet, on a pu voir en vidéo (Youtube) la corneille néo-calédonienne, capable de courber une brindille pour pêcher des larves dans une cachette ! A quel âge un enfant humain saurait-il le faire ?
En fait, l’impulsion première est peut-être venue de la philosophie, notamment avec le livre de Peter Singer « Animal Liberation », paru en 1975, qui discutait notre droit à tuer, à manger les animaux ou à les tourmenter dans les labos. De quel droit, en effet, pouvions nous les faire souffrir et les exclure de toute considération morale ?
« Il y a trente ans, remarque la coordinatrice du programme d’Etudes Animales à Wesleyan, Lori Gruen, l’animal restait en marge des débats d’éthique. Aujourd’hui, il est au centre… » Et pour l’ethnologue Jane Desmond, de l’université d’Illinois, l’émotion du public contribue aussi à placer les animaux sous le projecteur.
On s’inquiète, par exemple, de la sécurité alimentaire des bêtes d’élevage, et des livres à succès popularisent le refus de les tuer et de les manger – l’action virulente de Brigitte Bardot et les campagnes de sa fondation n’y sont pas pour rien – en Amérique, c’est l’association PETA qui tient avec quelques personnalités de la mode et du showbiz, le flambeau de la lutte contre le commerce de la fourrure et l’élevage de boucherie. L’animal-aliment est ainsi devenu un sujet d’étude majeur, au même titre que l’animal de compagnie ou l’animal sauvage.
Venu de France, un autre courant philosophique traverse les universités américaines : c’est la pensée « déconstructiviste » de Jacques Derrida. Pourquoi, demande-t-il, prenons-nous tant nos distances avec le monde animal ». Dans son livre, « l’Animal que donc je suis », il s’interroge sur ce qu’il pense de son chat, mais aussi sur ce que son chat pense de lui. Se montrant nu devant sa chatte noire, il écrit sa honte d’exhiber sa nudité à ce regard implacable, quoiqu’ingénu de l’animal.
Créé il y a six ans, l’Institut des Animaux et de la Société recense déjà plus de cent « cursus universitaires » consacrés aux « Etudes Animales », avec une floraison d’instituts, de collections de livres et de conférences, suivie de l’apparition de programmes académiques officiels. Université privée du Connecticut, se référant à John Wesley, fondateur du méthodisme
Les animaux n’ont, bien sûr, jamais été ignorés des savants. De tous temps, penseurs et auteurs ont fouillé ce qui sépare l’espèce humaine des autres, débattu de la manière de traiter nos « parents pauvres », finalement peu éloignés.
Darwin lui-même ne craignait pas de réunir bêtes et gens dans une étude magistrale : « L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux » – les ethnologues anglo-saxons craignaient moins que leurs homologues français de comparer hommes et animaux « non humains » dans leurs rituels « magico-religieux ».
Dans le sillage du Nobel Konrad Lorenz, on vit ensuite son disciple autrichien Eibl-Eibbesfeldt présenter dans ses films et ses manuels d’éthologie de fascinantes analogies entre les rituels d’intimidation, d’amitié ou de séduction chez les humains, les oiseaux, les primates.
Des chercheurs japonais viennent de confirmer tout récemment le lien intime entre la femme et le serpent – dans la Bible ils sont condamnés à l’hostilité. Quand il s’agit de repérer l’un de ces ophidiens, danger imminent pour l’homme, personne ne peut battre la femme qui vient d’ovuler. Une sorte d’adaptation qui renforce sa vigilance, lorsqu’elle est potentiellement enceinte.
Dans les tests d’intelligence, l’espèce humaine dépasse presque toujours les autres. Un observateur impartial pourrait en déduire que « les jeux sont faits », l’Homme dominant toute la Création. « Evidemment, c’est lui qui conçoit les tests ! », s’amusent Alexandra Horowitz et Ammon Shea, dans un autre article du NYT. Or, soulignent-ils, une série de recherches récentes montre que certaines bêtes nous surpassent dans la résolution de problèmes sociaux ou cognitifs.
Prenons le cas des chimpanzés. En enregistrant et en analysant leurs rires, des psychologues américains ont appris à distinguer chez eux la franche rigolade suscitée par une bonne farce, du rire poli, artificiel, destiné à rassurer le chef qui rit lourdement de ses pires blagues. En fait, plus un groupe de chimpanzés est récent, et plus ils rient faussement ensemble, préservant ainsi leur fragile entente.
Ce que pensent les bêtes, ce qu’elles ont à dire est aujourd’hui un sujet d’études sérieuses. « Il y a certes des limites à cette approche , admet le Dr Weil, de la Wesleyan, à cause du fossé du langage. Quand nous parlons d’eux, ils ne peuvent répliquer par l ‘écrit ou la parole, comme d’autres “minorités“, telles que les femmes ou les Noirs. Mais les sciences du comportement et de l’environnement ont établi que l’homme est juste une espèce parmi d’autres.
Notre curiosité pour eux explose certes, mais elle est récente. « En dépit de l’actuelle fermentation, ce n’est pas encore un domaine en soi, précise l’expert Desmond de l’Illinois. Disons plutôt une communauté scientifique émergente… » Et le chroniqueur scientifique du New York Times de conclure, non sans ironie : « Ce qui lui manque le moins, c’est l’énergie ! »
Adaptation française de Maurice Soutif pour le « lecrapaud.fr ». D’après James Gorman (N Y Times).