Le crapaud - Jérôme Liniger - les Geais pleurent aussi leurs morts

Quand les geais pleurent leur morts

Hier, on croyait que l’intelligence animale ne pouvait apparaître que dans les gros cerveaux des primates, au cortex préfrontal spécialement développé. Or, les cervelles d’oiseau, si longtemps méprisées, peuvent, avec une architecture différente, produire de remarquables innovations, notamment chez les corvidés . C’est l’histoire d’une sorte de génie caché chez les geais, que nous conte ici Maurice Soutif.

En Amérique du Nord, quand périt un geai buissonnier (Aphelocoma californica), il arrive qu’on assiste à un bruyant charivari de jolis oiseaux bleus qui piétinent en célébrant les funérailles du défunt. Cris d’alarme, invectives, lamentations attirent d’autres geais qui se posent, émus, désertent leurs mangeoires de cacahuètes et cessent de se nourrir pendant un à deux jours !

La découverte fait du bruit dans le monde de l’éthologie, parce qu’elle révèle que des oiseaux, tels certains mammifères supérieurs (primates, éléphants) peuvent déplorer, comme les humains, la mort d’un congénère.

Dans leur étude publiée dans Animal Behaviour du 27 août dernier, l’équipe deTeresa Iglesias, de l’université de Californie-Davis s‘est ingéniée à déposer dans les jardins familiers aux geais divers objets nouveaux pour eux : morceaux de bois peints en bleu, cadavres de geais, geais empaillés sur un socle, ainsi qu’un hibou grand-duc naturalisé.

Simuler des attaques

Résultat ? Indifférence totale aux bouts de bois peints. En revanche, face aux cadavres de geai, après l’alerte, commence le chœur de leurs lamentations. A l’inverse, quand ils croisent un geai empaillé debout, qui semble les défier, ils se jettent sur lui comme sur un rival trop arrogant. Plus prudents face au hibou empaillé debout, ils s’assemblent en poussant des cris d’alarme, et tentent de l’effaroucher en simulant des attaques en piqué.

Partager une information

Pour les biologistes californiens, les rites funèbres du geai buissonnier ne font que confirmer ce qu’on sait de son intelligence : « Sans avoir assisté au combat ou à l’accident mortel du congénère, il comprend que l’évidence d’un cadavre est une information à partager, de même que la possible présence d’un prédateur…»

Une attitude qui s’apparente à la solidarité, et qui pourrait bien avoir contribué, au fil des siècles, à l’éclatant succès de l’espèce. Membre de la famille des corvidés, donc cousine américaine de nos geais, pies et corneilles, l’espèce épate aussi les éthologues par sa capacité à tromper et manipuler ses congénères. Au point que sa malice lui a valu en Amérique le surnom de “singe à plumes” !

Chaparder le goûter des étudiants

Dès 1995, en effet, l’éthologue Nicky Clayton s’amuse de voir sur son campus les geais buissonniers voler le goûter des étudiants. Qu’un autre geai s’approche, et le voleur file cacher son trésor. Il attendra d’être à l’abri des regards pour déguster son repas.

Tout laisse à penser, estime alors la biologiste que, « doué d’intelligence sociale », il est capable, selon la “théorie de l’esprit”, de concevoir, donc de manipuler les “états mentaux” de ses rivaux ! Ex : « il veut, il sait, il m’observe, il me craint… »

Cachotteries et comédies selon

Pour le vérifier, Clayton et ses confrères (Alexis, Stevens, Emery) vont soumettre leurs pensionnaires à une batterie d’expériences machiavéliques. Enfermés en cage, les geais vivent si près les uns des autres – comme dans la nature – qu’ils peuvent aisément observer leurs cachoteries et comédies respectives.

C’est pourquoi, en présence d’un congénère, l’oiseau dissimule toujours son butin, s’il le peut, dans une zone obscure de la cage, ou masquée par un écran. Alors que, s’il est seul, il choisit la première cachette venue. Et, quand toutes ses caches sont visibles d’un observateur, il lui joue une sorte de “bonneteau” en cachant et recachant maintes fois sa nourriture en des lieux différents. Si bien que l’espion égaré ne sait plus quelle est la dernière planque !

Tromper le voisin espion

Plus fort encore : le geai cache parfois sa nourriture bien en vue de l’espion, puis attend que ce dernier tourne le dos pour reprendre et glisser son butin dans une place inconnue… « Les plus habiles à ce jeu, observe-t-on, sont les geais qui, ayant un passé de voleurs, savent s’en protéger ! »

D’autres surprises attendent les chercheurs, avec des expériences de plus en plus habiles. Par exemple, ils offrent aux pensionnaires de receler une provision de vers délectables, mais périssables, en même temps que des cacahuètes, plus durables.

Faute de frigo, avant de toucher aux cacahuètes, les geais iront d’abord dénicher et gober toute la série des vers encore frais, dont ils ont mémorisé les planques. Ce qui suppose, outre une bonne mémoire, de vrais talents d’anticipation et de planification ! D’autres tests, plus subtils encore, montrent qu’ils savent même se composer un menu à l’avance.

Le mystère de la chambre C

Ainsi, on les enferme la nuit dans une cage à trois pièces, où ils s’éveillent tantôt dans la pièce latérale A, dotée d’un petit déjeuner, tantôt dans la pièce latérale B, sans rien à manger avant midi… Dans la journée, ils ont ensuite accès aux trois pièces, dont la médiane C, où ils trouvent une farine mangeable mais intransportable.

Au soir du 6ème jour, ils reçoivent enfin dans cette pièce C des aliments solides. Rassasiés, mais prévoyants, ils s’empressent de transporter leurs aliments vers la pièce B, où ils craignent d’avoir à jeuner le lendemain matin…

Plus fort encore, quand on leur offre des cacahuètes dans la pièce A, des croquettes dans la pièce B, et les deux dans la pièce centrale C, on les voit transporter les croquettes dans la pièce aux cacahuètes, et vice-versa, se préparant ainsi deux plateaux repas, à la manière d’épicuriens raffinés.

Des interrogations en pagaille

« Tout cela soulève, indiquent les scientifiques américains, nombre de questions sur l’Evolution. » Ainsi, une corneille du Japon a appris à casser des noix sans danger en les déposant au feu rouge sous les pneus des automobiles ! Quant à sa congénère la corneille de Nouvelle-Calédonie, elle est capable de fabriquer avec son bec de petits crochets pour extraire les insectes d’un bocal ou d’une branche vermoulue.

On a vu aussi une corneille d’Israël pratiquer la pêche en jetant en guise d’appâts des bouts de pain à la surface de l’eau. Il ne faudrait pas non plus oublier notre superbe geai des chênes, grâce auquel, à la fin des glaciations, la chênaie-hêtraie d’Europe a pu reconquérir l’espace libéré par les anciens glaciers, à la vitesse de 500 mètres par an !

Des cailloux pour balises

Car chaque automne, chaque geai cueille et cache dans la nature un bon millier de glands, dont il mangera une partie dans l’hiver. Lorsqu’il les dissimule sous des racines, des souches ou des tapis de mousse, il prend soin, paraît-il, de noter des repères visuels. Et quand il en manque, tel le petit Poucet, il n’hésite pas à placer près de sa cachette des cailloux qui lui serviront de balises !

Comme la pie et la corneille, il est en outre capable d’imiter le langage humain, ainsi que nombre de cris d’animaux. Le geai cacarde, cajole, jase, frigulote, miaule comme un chat, hennit comme un cheval… Toujours aux aguets, l’écureuil détale quand il entend son alarme. Mais dès qu’il couve, le geai n’émet plus qu’un discret gazouillis.

Des cervelles bien faites

Les oiseaux les plus intelligents, dont les corvidés et les perroquets, partagent, selon les experts, trois caractères essentiels : 1/Grégaires, ils exercent des compétences sociales : observer, réfléchir, imiter, communiquer. 2/Vivants vieux, ils emmagasinent de longues années d’expérience et de prudence. 3/Omnivores, ils mangent des graines en hiver et des bestioles en été, ce qui les entraîne à explorer à fond leur milieu.

Ce n’est donc pas par hasard si les corvidés possèdent, toutes proportions gardées, les plus gros cerveaux de la gent ailée. Si La Fontaine revenait, c’est peut-être le renard qui se ferait voler son fromage !

Maurice Soutif pour « lecrapaud.fr »

”Voleur de fromage, vivant donc près des hommes, le corbeau de La Fontaine était sans doute une corneille, ainsi que les corbeaux de François Villon, becquetant les pendus. En revanche, les corbeaux agrestes de Rimbaud étaient plutôt des corbeaux freux “