Reine des neiges, la chouette harfang se délocalise

Photographes amateurs et professionnels aiment aller sur ses traces. Car ce grand oiseau est très reconnaissable, la tête encapuchonnée d’une fourrure d’un blanc immaculé, d’où jaillissent des yeux de couleur jaune, fixes, ce qui l’oblige à regarder constamment autour de lui. C’est une vedette du Grand Nord. Or, le voici qui migre, on ne sait trop d’ailleurs pourquoi.

« America is owl crazy this year ! », l’Amérique est folle de rapaces nocturnes, note l’écologiste et journaliste Cornelia Carrier. Cet hiver, le Harfang des neiges a fait courir et jaser les ornithologues américains. Jamais, semble-t-il, il n’avait été tant vu, ni si loin au sud du pays. On l’a en repéré en nombre en effet « jusqu’en Caroline du Nord et en Oklahoma », relève-t-elle. Les scientifiques appellent cela une « irruption ». Denver Holt, chef de l’Institut de recherches sur les rapaces nocturnes du Montana, en perd son latin : « On attribue d’ordinaire ce phénomène à une chute brutale de la population de lemmings. Mais cette année, ce n’est pas le cas » ! Le lemming, c’est ce petit rongeur écervelé, pesant une centaine de grammes, qui pullule par milliards dans la toundra sous le tapis d’herbe et de mousse. Et qui, l’hiver, persiste à fouir sous la neige, au grand bonheur du harfang des neiges, l’un des rares rapaces à savoir chasser de jour comme de nuit. Lui est blanc pour mieux se fondre dans la neige. Elle est grise pour être moins visible au nid, souvent perché sur une touffe herbeuse dominant le permafrost inondé (sol gelé), qui fond en surface au printemps. Doublé de fin duvet, leur plumage tient chaud dans le froid polaire. Dès la mi-mai, quand vient la fonte, le couple copule et se partage la besogne. « Il semble, note la biologiste russe Irina Menyushina, que la vue des lemmings qui s’agitent sous leurs yeux déclenche leurs ardeurs. » Il chasse, plane en rase-mottes et fond sur sa proie en silence. Tandis qu’elle couve et dépèce les proies pour les petits. La densité des lemmings ayant explosé l’an dernier, les harfangs ont pu élever en moyenne sept petits par nid ! C’est peut-être pourquoi tant de juvéniles harfangs ont survécu et ont dû partir vers le Sud pour se nourrir…», selon Holt et ses collègues.

Mais si les lemmings abondaient encore, pourquoi tant de jeunes Harfangs n’y sont-ils pas restés ? « Parce qu’ils sont moins aguerris que leurs aînés aux froids extrêmes et à la chasse dans la neige », précisent d’autres biologistes, tel le Canadien Nicolas Lecomte, spécialiste des écosystèmes et des prédateurs arctiques, en poste au Nunavut, où il suit aussi les caribous et les loups. Or, au cours de cette décennie, certains ont vu s’aggraver leur handicap avec le changement du régime des pluies. Car il pleut plus souvent. Alors, par endroits, le gel soude sur la toundra une croûte glacée aussi hermétique aux lemmings qu’à leurs prédateurs ! Des régions entières, observe Lecomte, voient ainsi perturbés leurs écosystèmes et chaînes alimentaires, poussant à l’exil rapaces et renards polaires. Mais il convient encore de relativiser : « De tous temps, lors des vagues de froid, on a vu des harfangs “excentriques” migrer très au Sud.» On en a vu errer en Californie, au Texas, en Géorgie. Là, au lieu de se gaver de lemmings comme dans la toundra, ces strigidés se nourrissent de leurs cousins campagnols, ou d’oiseaux. L’hiver dernier, record historique, on a observé un harfang « Sudiste » égaré dès novembre dans l’archipel de Hawaï, près d’un aéroport. Et, comme l’autorité aérienne n’arrivait pas à lui faire dégager la piste, elle l’a fait abattre en janvier par les gardes de l’Agriculture et de la Vie Sauvage, au grand dam des protecteurs. D’où venait-il, ce bourlingueur ? « Nul ne sait, mais on suppose qu’il n’est pas arrivé là à tire d’ailes, avance Cornelia Carrier, peut-être a-t-il fait du stop en se posant dans la soute d’un avion-cargo « . « Pour l’Europe, le plus loin au Sud que soit allée l’espèce, c’est la Suisse et peut-être la Slovénie », note le photographe Louis-Marie Préau. En France, elle bénéficie d’une protection totale. Amateurs de vie sauvage, ils sont nombreux aujourd’hui à s’entasser en mars dans des autocars , du côté de Saint-Vallier ( Québec), pour shooter au plus près, alignés dans la neige, le roi ou la reine de l’Arctique – emblème aviaire de la province, heureusement peu farouche. Les photographes français Préau et Munier, qui furent les pionniers de cette migration hivernale, se demandent aujourd’hui s’ils ont bien fait de montrer le chemin en publiant leurs reportages, lesquels se sont vus décerner des prix mondiaux, dans de prestigieux magazines. Georges Dif, qui les précéda pour le magazine GEO, se souvient avec émotion des solitudes d’Alaska, où il arpentait seul la toundra parmi les Inuits. Un jour, le père d’une nichée est mort à la chasse. Alors, se mettant à quatre pattes, il a remplacé le mâle pour saisir des lemmings et nourrir les petits. Ils pullulaient tant que toute la nichée s’est envolée après deux mois de gavage ! En Sibérie, Irina Menyushina, qui étudie l’espèce depuis de longues années sur l’île de Wrangel, a bien résumé son implacable stratégie : « Que les lemmings abondent ou non, la colonie de harfangs fait toujours le plus de nids possible. Pour y pondre le plus grand nombre d’œufs possible, quelle que soit l’abondance de proies ».

L’espèce parie ainsi sur le climat imprévisible de l’Arctique : en cas de belle saison et d’abondance, elle multiplie ainsi ses chances de survie et de conquêtes de nouveaux espaces. C’est en fait le succès du lemming, réglé par la météo, qui gouverne la démographie du harfang. « Certains étés, constate Irina, les harfangs n’élèvent jusqu’à l’envol que 5% des poussins éclos. » Alors les plus petits crèvent de faim ou de froid et sont donnés à manger aux plus grands. Parfois, en revanche, 96% des oisillons parviennent à l’envol. Pour l’espèce, c’est peut-être encore un bonus : plus la sélection est dure, mieux les survivants résistent aux rigueurs du climat. Gros avantage, dans le bref été arctique : leur descendance sera aussi mieux nourrie, donc plus apte à coloniser de nouveaux territoires. A se demander si l’explorateur de Honolulu n’était pas en mission secrète ? « Les premières à pondre au printemps, les vieilles femelles, ajoute la biologiste, sont l’assurance-vie de l’espèce ».

__Maurice Soutif pour le « crapaud.fr »__